Monsieur le président de la Région Bretagne, Messieurs les présidents de département, Monsieur le Maire, Mesdames et Messieurs,

Il y a 30 ans, lorsque j’ai été au cabinet de Charles Josselin, j’ai goûté un peu à ce qu’est l’esprit breton, un esprit de détermination, d’engagement qui a vu la gauche de gouvernement si présente et si essentielle dans la définition du destin et des objectifs de cette belle région. Et c’est aussi une manière de célébrer ce qui, par- delà la détermination, est aussi caractéristique de l’esprit breton, c’est- à- dire un certain sens de la nuance, de la modération et des réalités. Je suis donc venu ici en Bretagne avec le sentiment d’être avec mes amis, mais aussi dans un contexte particulier qui explique que nous ayons changé l’ordonnancement de cet après- midi. Nous avions prévu de parler de la question du logement après avoir beaucoup travaillé entre nous et des événements internationaux et nationaux sont survenus qui ont endeuillent nos cœurs et nous plongent dans une immense tristesse. Nous avons donc décidé que nous changerions l’ordre du jour de cette réunion, non pas pour abandonner le thème qui nous rassemble, mais simplement pour faire en sorte qu’en introduction, à cet après- midi, nous puissions évoquer les préoccupations qui sont les nôtres face à la haine qui monte, face à l’antisémitisme qui renaît, face aux attaques répétées, contre les principes et les valeurs universelles que notre pays et la République ont longtemps et souvent porté comme un étendard aux yeux du monde.

Je voudrais remercier le président du CRIF Yonathan Arfi, pour avoir rappelé ce qu’est le contexte en Israël actuellement. La semaine dernière, des civils, des familles parmi lesquelles des enfants, des femmes, des personnes vulnérables ont été enlevés, ligotés, violentés, violés, assassinés dans des conditions dont les images qui nous reviennent témoignent, s’il en était besoin, de la dimension d’effroi. Le terrorisme a frappé. Le terrorisme qui porte un nom, l’islamisme, dont Yonathan Arfi avait raison de rappeler à l’instant qu’il est une idéologie qui a pour caractéristique d’heurter partout où elle s’exprime et quelle que soit la forme qu’elle prend, tous les principes et toutes les valeurs que nous avons en partage. Nous sommes ici des militants de la laïcité. Depuis les origines de la République, nous avons voulu que la religion fut toujours séparée des institutions et de ceux qui, dans la société, président à son organisation. Nous avons été, pas nous-mêmes, mais tous ceux qui nous sont précédés dans le temps long de notre histoire, des militants ardents de la séparation de l’Église et de l’État, de la religion, de la politique. Nous n’avons pas voulu que notre pays fonctionne davantage selon les principes de la monarchie et de droit divin.

Nous avons mesuré des siècles durant à quel point l’obscurantisme, la relation de la religion aux politiques était un facteur absolu de limitation des libertés de conscience et des libertés tout court. Et l’idéologie dont je parle, l’islamisme, nous l’avons vu depuis dix ans dans notre pays et par- delà notre pays, partout dans le monde, remettre en cause ce que portent des spires d’importance et de valeur l’universalisme français. Lorsque j’apprends dans mon bureau par mon directeur de cabinet, informé lui-même par le préfet de police de Paris, que des coups de feu viennent d’être entendus dans la rédaction de Charlie Hebdo et que cette rédaction a vraisemblablement été décimée par des terroristes ivres de haine. Nous comprenons que c’est à la liberté d’expression, jusqu’à la pertinence incarnée par le stylo de ces caricaturistes et de ces journalistes qu’on s’en est pris.

Lorsque le lendemain, à Montrouge, une policière est tuée, c’est à l’ordre que cette policière représentée par son uniforme et qui est une manière de préservation de tous les principes de l’État de droit, c’est-à-dire tous les principes de la République qu’on s’en est pris.

Lorsqu’on rentre quelques heures plus tard dans une épicerie en tuant des personnes qui s’y trouvaient au seul motif qu’elles étaient juives et qu’on en retient d’autres en otage, c’est à la liberté de conscience, à la liberté de culte, à la liberté de choisir pour soi- même sa croyance que l’on s’en prend. Lorsqu’on égorge un prêtre à Saint-Etienne du Rouvray, c’est à la même liberté que l’on s’attaque. Lorsque l’on assassine à leur domicile devant un enfant de deux ans, un couple de policiers, au motif qu’ils sont engagés dans la lutte contre le terrorisme. C’est à la capacité d’un peuple libre de protéger ses propres enfants qu’on s’en prend. Lorsque l’on tue des innocents aux terrasses d’un café ou dans une salle de spectacle, c’est à la volonté de vivre libre, dans le bonheur d’être ensemble, dans les loisirs, dans la fête, dans l’amour, dans la convivialité que l’on s’en prend, c’est-à-dire un art de vivre qui correspond à ce que, fondamentalement, nous sommes comme civilisation. Lorsqu’un camion fonce sur une foule rassemblée à Nice, sur la promenade des Anglais et que quelques heures après, il n’y a plus que l’immense chagrin de ceux, agenouillés, devant le corps inerte de leurs proches. C’est à la même civilisation de concorde et de bonheur que l’on s’en prend. Et de la même manière qui a le droit d’entrer dans les maisons de famille en Israël, en s’emparant des enfants, des nourrissons, des femmes, des êtres les plus vulnérables pour les prendre en otage et leur faire vivre le martyr que l’on a vu.

Qui a le droit de considérer que lorsqu’une organisation terroriste s’en prend à ce point à des êtres sans défense, elle pourrait agir au nom d’une colère résultant d’une cause juste ? Il n’y a aucune cause juste, jamais, qui puisse légitimer de quelque manière que ce soient toutes ces souffrances que je viens d’évoquer, toutes ces blessures imposées à des femmes et des hommes qui ne demandaient qu’à vivre en paix et en liberté. Qui peut considérer autrement le Hamas que comme une organisation terroriste, violente, barbare qui a fait subir un martyr à des femmes, des hommes, des familles qui ne méritaient en aucun cas le sort terrible qui leur fut réservé par ces êtres ivres de haine.

Alors oui, le Hamas est une organisation terroriste et Israël est un État. Si Israël cesse de se défendre, il n’y a plus Israël. Si le Hamas dépose les armes, il n’y a plus de guerre. Est- ce la raison pour laquelle nous oublions ici, dans cette salle, tous les combats que nous avons menés jadis pour qu’il y ait deux États, pour que les États uns vivent en paix avec les autres, pour que, par la force de la diplomatie, que par les actions et les initiatives prises par la communauté internationale, on puisse trouver un chemin pour la paix ?

Y a-t-il une antinomie entre le fait de désigner les terroristes pour ce qu’ils sont en raison des crimes qu’ils commettent et la volonté intacte de faire en sorte que demeure toujours un chemin pour la paix qui permette de faire en sorte que on vive l’espérance.

On ne résout rien lorsque tout est tragique, lorsque tout est souffrance, lorsque la violence est devenue abjecte en ne qualifiant pas pour ceux qu’ils sont ceux qui sont à l’origine de cette violence. L’islamisme radical, l’islam politique portent en lui une ambition idéologique, totalitaire que nous devons nous armer pour combattre.

Et devant vous, je veux redire le plus sobrement possible, le plus nettement possible, le plus fermement possible aussi, parce que ce fut un combat qui ne fut pas toujours compris, que lorsque nous avons décidé de rehausser les moyens des services de police et de renseignement lorsque nous étions au gouvernement, nous l’avons fait parce que nous avions conscience du moment historique où nous nous trouvions. Lorsque nous avons voté la loi pour le renseignement en juillet 2015, ce n’était pas parce que nous voulions instaurer, contrairement à ce que j’ai trop souvent entendu, à la faveur de manipulations politiques ou médiatiques, la surveillance de masse, non. C’était parce que nous savions que ceux qui s’apprêtaient à nous frapper communiquaient par des moyens cryptés et que la loi dont nous disposions datait d’une époque où il n’y avait ni Internet ni téléphone portable et qu’il fallait que nous nous donnions les moyens d’agir pour être efficaces.

Lorsque nous avons agi au plan européen pour mettre en place des dispositions destinées à mieux identifier le parcours de ceux qui étaient allés sur le théâtre des opérations et menaçaient de nous frapper, ce n’était pas pour contrôler par leurs données personnelles la vie des autres. Non. C’était pour faire en sorte que nos sociétés ne soient pas frappées par une violence qui, à force de s’exercer sur elles, était de nature à les diviser grandement.

Si nous avons agi continuellement pour rehausser les moyens de nos services par-delà la loi, c’est pour leur permettre de mieux identifier ceux qui risquaient de nous frapper. Si nous avons mis en place un état-major particulier, un fichier particulier destiné à suivre certaines filières terroristes, notamment le FSPRT et l’EMOPT à l’époque. C’était pour que certaines filières dont nous percevions la dangerosité, et notamment les groupes tchétchènes radicalisés, puissent être individuellement surveillés et identifiés.

Je voulais rappeler tout cela parce qu’il y a une partie de ceux, parfois avec lesquels nous prétendons faire un bout de chemin politique en nous trompant de partenaires et de chemins, qui prétendent que tout cela ait été fait, comme si ceux qui gouvernaient avaient à l’esprit exclusivement la volonté de remettre en cause toutes les libertés, alors qu’en prenant leurs responsabilités précisément, ils cherchaient à les défendre toutes.

Parce que lorsque la violence extrême, la barbarie, la haine de l’autre est là, qui menace à tout instant des individus, des groupes et des valeurs, si nous ne sommes pas capables de nous unir et de donner à la République et à l’État les moyens d’exercer leurs prérogatives, alors qu’adviendra-t-il de la confiance entre les citoyens et les responsables politiques pour continuer à vivre ensemble ?

De la même manière lorsque j’ai proposé dans la loi de 2015 que l’on retire le statut de réfugiés à ceux que nous avions accueillis sur le territoire de la République, mais qui avaient retourné leur haine contre ceux qui leur avaient ouvert les bras, nous l’avons fait avec la même volonté de faire en sorte que la République dise sa force lorsqu’on voudrait la mettre à genoux. Nous avons décidé de tenir aujourd’hui cette réunion en dépit de la tragédie et en dépit des événements, précisément lorsque la République est attaquée. La République doit être capable de demeurer debout et de continuer. Je pense aujourd’hui à cet enseignant d’Arras. Je pense à Samuel Paty. Je pense à tous ces professeurs, à tous ces instituteurs. Je suis issu de cette famille-là par les liens de la famille qui aiment à transmettre, qui aiment à apprendre, qui sont dans la fierté de voir de jeunes citoyens à l’école s’épanouir en découvrant des auteurs, des œuvres d’art, en élevant leur esprit.

Je pense à cet enseignant tombé sous la violence terroriste hier à Arras. Dominique Bernard, qui était un passionné de Julien Gracq, qui était un agrégé de lettres modernes, qui avait engagé une grande partie de son énergie lorsqu’il n’enseignait pas, à faire en sorte que l’université populaire fut aussi accessible à ceux pour lesquels l’école était un pari de chaque jour, un besoin de chaque instant d’accéder à la connaissance et de s’élever par les efforts de l’esprit. Je pense à tous ces hussards noirs qui se sont battus pour la laïcité, pour que l’école demeure à tout jamais un sanctuaire dans lequel rien ne pouvait s’exercer, qui s’apparentait à une pression, à une violence, un sanctuaire qui soit un endroit de paix, de concorde, d’apprentissage libre des connaissances, loin de toute forme de pression idéologique ou totalitaire s’exerçant sur les esprits. Je pense à tous ces enseignants qui ont peur. Nous leur devons la sécurité de la République et nous devons aussi à tous ces enseignants la fermeté des valeurs qui sont au fondement de la République et sans lesquelles nous ne pouvons pas fabriquer des êtres et des citoyens libres. Je pense à ces policiers dont j’évoquais la mémoire, assassinés chez eux, à ceux qui sont tombés comme Ahmed Merabet, musulman français, passionné par son métier de policier, ardent républicain, sous le feu de musulmans fanatisés par la haine.

Et si j’ai quelques fiertés, que jamais nous ne nous soyons égarés entre nous, parmi nous, là où nous sommes situés politiquement, dans des propos concernant des fonctionnaires qui ont pour caractéristique de payer de leur vie la nécessité de protéger les Français. C’est parce que, précisément, plus que d’autres dans les fonctions qui ont été les miennes, j’ai pu mesurer l’intensité et le prix de leurs sacrifices, enseignants, policiers, personnels soignants dévoués au moment des attentats, responsables politiques épris de République et n’entendant céder sur rien de ce qui relève des principes.

Voilà ce que nous devons être. Voilà ce que je vous demande de demeurer malgré le vacarme, malgré les vociférations, malgré la violence de certains propos qui pourraient nous ébranler et pour les plus émotifs d’entre nous, nous impressionner. Restez ce que vous êtes, d’ardents républicains, restons ce que nous sommes, des Français amoureux de l’universalisme porté par notre pays et faisons en sorte, dans les jours, que dans les mois, dans les semaines qui viennent, d’être, par notre comportement, à la hauteur de la situation qui se présente à nous.

J’ai entendu le président de la République avant-hier évoquer l’unité nationale : lorsque notre pays traverse une crise comme celle-ci, on ne se laisse pas aller aux effets ou aux facilités de la petite politique. Moi, je suis derrière le président de la République lorsqu’il appelle à l’unité nationale. Je suis derrière les ministres qui se battent pour protéger les Français, car je sais les difficultés de la tâche et que je n’entends pas compliquer la leur par des déclarations hasardeuses au moment où tout est si difficile.

Et quelle que soit la passion que vous avez pour la chose publique, la politique, les convictions qui sont les vôtres et dont je sais qu’elles sont ardentes, ne vous laissez pas aller à la pente qui consiste à tout abaisser lorsque tout est si fragile. Je ne vous dirai rien d’autre aujourd’hui que ce que je viens de vous dire, car les circonstances nous obligent à cet esprit de responsabilité.

Je forme des vœux de réussite pour nos travaux et je vous demande pour les victimes qui sont tombées sous le feu des terroristes, sous la violence terroriste, d’observer une minute de silence. 

Merci.

Discours de Bernard Cazeneuve